Chapitre 2 - Comprendre la « Vision Étroite »

 

I. Introduction

Dans le contexte de la justice pénale, on pourrait décrire la vision étroite comme étant une tendance des intervenants du système de justice, notamment des agents de police ou des procureurs, à se concentrer sur une certaine théorie relative à une affaire et à écarter ou à sous-estimer les éléments de preuve qui contredisent cette théorie. Ce processus mental donne lieu à [Traduction] « […] un filtrage inconscient de la preuve qui permettra de « monter un dossier » contre un certain suspect, tout en écartant ou en supprimant des éléments de preuve tendant à innocenter ce même suspectFootnote 4. » Il s’agit là d’un ensemble de processus mentaux propres aux humains et qu’on ne peut donc pas éviter en sensibilisant simplement les personnes concernées à cette question ni en demandant aux intervenants du système de justice de tenter d’éviter sciemment d’avoir une vision étroite dans le cadre de leurs pratiques courantes.

La doctrine inclut généralement le « préjugé de confirmation » comme un composant de la vision étroite Il s’agit d’un processus psychologique puissant qui fait en sorte qu’inconsciemment, une personne donnera préférence à l’information qui appuie une conclusion qu’elle a déjà acceptée en faisant abstraction des informations qui la contredisent ou en étant excessivement sceptique vis-à-vis de celles-ci. Alors que la vision étroite fait que l’enquête cible une seule personne, le préjugé de confirmation conduit les enquêteurs et les procureurs à accueillir les éléments de preuve qui étayent leur théorie et à écarter ou à sous-estimer ceux qui donnent à penser que celle-ci puisse être erronée. Le préjugé de confirmation amène une personne à rechercher, à évoquer et même à interpréter des données de manière à étayer ses croyances antérieuresFootnote 5

Le « préjugé rétrospectif » ou l’effet « Je le savais depuis le début », est un autre phénomène psychologique qui agit sur la vision étroite dans les enquêtes et les poursuites criminelles. On entend par « préjugé rétrospectif » le fait pour une personne de confondre dans son esprit les nouveaux éléments d’information avec les anciens. Ainsi, une personne peut croire qu’un évènement était prévisible et qu’elle savait qu’il allait survenir, alors qu’il n’y avait aucune preuve objective permettant de le prévoir. Le danger que pose ce processus dans le cadre d’une enquête ou d’une poursuite réside dans le fait que lorsqu’une théorie est élaborée, le « préjugé rétrospectif » peut donner lieu à [Traduction] « un processus de nouveau jugement selon lequel le résultat en question semble inévitable, ou à tout le moins plus plausible que d’autresFootnote 6. » Des études ont démontré que le « préjugé rétrospectif » pouvait également influer sur la façon dont on juge la conduite antérieure d’un accusé, rendant ainsi les allégations portées contre lui d’autant plus probablesFootnote 7

Outre les préjugés inconscients, la psychologie humaine révèle que les personnes se fondent généralement sur un large éventail d’éléments d’heuristique cognitive (ou raccourcis mentaux) pour prendre des décisions, même complexesFootnote 8. Les décideurs - même les meilleurs, les plus intelligents et les plus intègres — n’ont pas une capacité mentale illimitée leur permettant de traiter tous les renseignements qui leur sont fournis dans le cadre d’une situation problématique, de déterminer l’importance de chacun à l’égard de l’ensemble du processus de prise de décisions, d’envisager toutes les solutions possibles et enfin d’entreprendre un processus mental algorithmique complexe qui les mènera à prendre une décision. En effet, les recherches révèlent que plus ils font appel à des ressources cognitives limitées, plus il est probable que les décideurs utiliseront l’heuristique cognitive ou d’autres stratégies en vue de réduire l’effort mental exigé pour prendre une décisionFootnote 9. Dans de tels cas, le décideur cherchera souvent (de manière inconsciente) la solution la plus satisfaisante plutôt que la solution optimale. Islam, Weir et Del Fiol (2014)Footnote 10 ont mené auprès de cliniciens chevronnés une recherche exploratoire sur la prise de décisions qui a révélé que ceux-ci utilisaient des raccourcis mentaux dans des affaires complexes, en particulier lorsqu’ils faisaient face à des contraintes de temps importantes, à de multiples interruptions et à des demandes simultanées. Partout au Canada, les agents de police et les procureurs prennent régulièrement des décisions dans des conditions analogues. Lorsque ces dernières s’accompagnent d’une charge de travail importante et non gérable, il est facile de voir comment un recours excessif à l’heuristique cognitive et aux préjugés peut ouvrir la porte à la vision étroite.

Le processus que suivent généralement les enquêtes criminelles au Canada peut aussi accroître le risque de vision étroite. En effet, les procureurs reçoivent habituellement un dossier élaboré contenant bon nombre d’éléments de preuve contre l’accusé. Généralement, on ne leur fournit pas des données probantes susceptibles d’incriminer d’autres suspects ou d’être incompatibles avec la théorie de l’enquêteur. Les procureurs doivent être extrêmement vigilants et être prêts à remettre l’enquête en question pour se prémunir contre les effets de la vision étroite, qui selon plusieurs commissions d’enquête canadiennes (comme on l’a vu dans les rapports antérieurs), constituent la principale cause des condamnations injustifiées.

II. Recommendations de 2011

Même si les recommandations du Rapport de 2005 demeurent valides, le Sous-comité recommande les précisions mineures suivantes :

  1. Les politiques de la Couronne au sujet du rôle du procureur de la Couronne devraient mettre l’accent sur le rôle quasi judiciaire de la poursuite et sur le danger adopter les points de vue ou de partager l’enthousiasme d’autres intervenants tout au long de leur analyse. Il faudrait que les politiques soulignent aussi que les procureurs de la Couronne devraient être ouverts aux autres théories que mettent de l’avant les avocats de la défense et d’autres parties crédibles.
  2. Lorsque les réalités géographiques et les ressources le permettent, les administrations devraient envisager de mettre en oeuvre une pratique exemplaire qui consiste à faire en sorte qu’un procureur ayant pris activement part aux activités en matière préinculpatoire soit remplacé par un autre, en vue de conserver la prise en charge du dossier postérieurement à la mise en accusation.
  3. Dans les administrations dans lesquelles on n’effectue aucune analyse initiale avant la mise en accusation, il faudrait non seulement que les procureurs examinent le plus tôt possible les accusations portées, mais également qu’ils en effectuent une évaluation critique continue.
  4. Dans toutes les régions, l’avis d’un deuxième spécialiste et un processus de révision des cas devraient être disponibles.
  5. La responsabilité organisationnelle interne devrait être clairement définie et comprise. Les procureurs devraient comprendre leur rôle dans chaque poursuite et le rôle respectif de leurs superviseurs.
  6. Les bureaux de la Couronne devraient promouvoir une culture professionnelle suscitant la discussion et propice à un esprit contradictoire.
  7. Les forces de l’ordre et les procureurs jouent des rôles complémentaires dans le processus pénal. Même s’ils jouissent d’une indépendance institutionnelle à leur étape respective du processus, cela ne doit pas les empêcher de collaborer et de s’aider mutuellement pour faire triompher la justice.
  8. Il faudrait offrir aux procureurs et aux agents de police une formation sur la prévalence et la prévention de la vision étroite qui les aiderait à mieux comprendre leurs rôles respectifs au sein du système de justice pénale.

III. Pressions institutionnelles renforçant la vision étroite

Comme nous l’avons déjà indiqué, la vision étroite découle d’un ensemble de préjugés et de raccourcis cognitifs naturels propres aux humains. Qui plus est, ces préjugés cognitifs ont tendance à se produire plus facilement dans le système de justice lorsque les circonstances liées à l’infraction ou à l’accusé contrevenant sont sujettes à des facteurs environnementaux extérieurs, comme une indignation publique à grande échelle ou le fait d’être perçu comme étant « marginal » ou d’appartenir à un groupe défavorisé, impopulaire ou minoritaire. Ces préjugés cognitifs peuvent également être renforcés par des pressions internes répandues dans le système de justice. Ce chapitre examine plusieurs de ces pressions susceptibles de renforcer la vision étroite chez les intervenants qui ne se méfient pas du système de justice.

a) Pressions sur les procureurs et les agents de police

On inculque aux procureurs que leur objectif premier ne doit jamais être une condamnation et que leur rôle quasi judiciaire « exclut toute notion de perte ou de gain de causeFootnote 11». Toutefois, ils subissent toujours des pressions institutionnelles provenant notamment des victimes et de leurs familles, du public, de leurs collègues ou de leurs superviseurs les incitant à obtenir une condamnationFootnote 12condamnation12. Les répercussions à long terme de ces pressions peuvent donner lieu à une « psychologie de la condamnation » — le procureur cherchant à obtenir une condamnation, et non plus à servir la justice. Cela peut en partie tenir au fait que les procureurs doivent être convaincus d’une probabilité raisonnable ou forte de condamnation pour que l’affaire fasse l’objet d’une poursuite. Toutefois, certaines études ont révélé qu’au fil du temps, les procureurs tendent à développer une « psychologie de la condamnationFootnote 13 ». Curieusement, tous les procureurs de la Couronne dans les condamnations injustifiées bien connues (Marshall, Guy-Paul Morin, David Milgaard, Thomas Sophonow et James Driskell) étaient des avocats qui avaient une grande expérience des tribunauxFootnote 14.

Au cours de leurs enquêtes, les services de police sont également soumis à de fortes pressions de la part du public et à un vif intérêt des médias, en particulier lorsque l’acte criminel commis est de nature violente ou troublante et qu’il y a des raisons de croire que le contrevenant en fuite présente un risque pour la sécurité d’autrui. Le cas échéant, les agents de police s’attachent à identifier rapidement un suspect et ils risquent d’avoir une vision étroite en concentrant prématurément l’enquête sur une seule personne ainsi qu’en ne tenant pas compte d’autres pistes possibles ou axes de recherche.

La culture des services de police qui favorise la concurrence entre les membres de l’équipe nuit également à une communication ouverte et à la collaboration dans un dossier donné. Qui plus est, il est important pour les services de police de se prémunir contre une culture consistant à « gagner à tout prix » dans la résolution des crimes : ces derniers ne peuvent pas tous être résolus et la tentation de brûler les étapes en cours d’enquête ou d’agir d’une manière qui porte atteinte aux droits garantis par la Charte doit être fermement découragée. Les enquêteurs doivent accepter qu’il vaille mieux laisser un suspect échapper à la justice que d’agir de manière inacceptable, par exemple en invoquant « la corruption pour une noble cause ». L’attitude contraire risque de favoriser la vision étroite de leur part en vue de ne pas admettre leurs erreurs. Le juge Fred Kaufman (Commission d’enquête sur les poursuites contre Guy Paul Morin (1998))Footnote 15 recommandé de ne pas accorder une considération plus importante aux enquêteurs qui obtiennent ou qui poursuivent le « meilleur » suspect ou la « meilleure » piste, dans la mesure où cela nuit à la communication de renseignements cruciaux entre les équipes. La direction des services de police doit également faire en sorte de créer un environnement de travail qui favorise les enquêtes conduites dans un esprit ouvert, honnête et équitable, qui protège les droits des suspects ainsi que des accusés et qui prône une vérification des faits constante et continueFootnote 16.

b) Modification des tendances en matière de poursuite

Le véritable ennemi de la vision étroite est la réflexion approfondie et objective. Même si la criminalité a tendance à diminuer au Canada depuis les années 1990, les exigences auxquelles doivent faire face les procureurs de la Couronne à l’échelle nationale ont considérablement augmenté, limitant ainsi dans certains cas, le temps d’analyse des dossiers importants. Par exemple, le nombre de comparutions requises pour régler une affaire est à la hausse partout au pays, mobilisant des ressources précieuses en matière de poursuiteFootnote 17. La technologie et la criminalistique ayant évolué de manière fulgurante. Il faut traiter un nombre beaucoup plus important d’éléments de preuve, ce qui rend difficile une divulgation complète en temps opportun. Certains sont d’avis que l’instauration de peines minimales obligatoires favorise la tenue d’un plus grand nombre de procès de plus en plus longs et complexesFootnote 18. En outre, la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Jordan quant aux délais des procès met à rude épreuve un système déjà surchargé, en obligeant la Couronne à faire avancer les affaires le plus rapidement possible.

c) Corruption pour une noble cause, traumatisme et vision étroite

Dans la documentation sur la vision étroite, on a abondamment parlé de la question de la « corruption pour une noble cause » et de la manière dont cela pourrait amener à des condamnations injustifiées. Il y a corruption pour une noble cause lorsque les enquêteurs et/ou les procureurs se concentrent sur un résultat final à atteindre (par exemple l’arrestation ou la condamnation d’un suspect) et se livrent à des activités contraires à l’éthique ou même illégales en vue d’atteindR. c. résultat (par exemple, en utilisant une force excessive ou en supprimant des rapports médicolégaux défavorables)Footnote 18. Dans de tels cas, il se peut que les intervenants du système de justice réagissent aux pressions du public ou qu’ils soient émotivement engagés dans une affaire au point d’être animés par le besoin de protéger la victime ou la société contre l’agresseur présumé. Par conséquent, ils feront « tout en leur pouvoir » en vue d’obtenir une condamnation. Il importe de souligner que ces personnes croient qu’elles protègent l’intérêt public; elles ne sont ni malhonnêtes ni sans scrupules. Toutefois, certains aspects de l’affaire font qu’elles prennent des décisions sous l’emprise de l’émotion plutôt que de manière impartiale et raisonnée. Ainsi, une étude canadienne suggère que les enquêteurs qui sont couramment aux prises avec la violence envers les enfants et les aînés tolèrent davantage la corruption pour une noble cause et peuvent eux-mêmes reproduiR. c. comportementFootnote 20. Le cas échéant, les agents de police et les procureurs de la Couronne ont un accusé dans leur mire et veulent « le coffrer ». Cette façon de penser s’inscrit dans le prolongement de la vision étroite en faussant tous nouveaux renseignements susceptibles d’être reçus. Il se peut également que cela soit le fruit d’un traumatisme vicariant.

On entend par « traumatisme vicariant » ou traumatisme secondaire le fait pour un enquêteur ou un procureur de la Couronne d’intérioriser une expérience traumatique vécue par une victime. Par exemple, une exposition prolongée à des images provenant du lieu d’un crime ou à des récits troublants de violence ou de cruauté peut avoir des répercussions sur la vie quotidienne d’un professionnel et être une source considérable de stressFootnote 21. Le traumatisme vicariant est un processus cumulatif qui se produit au fil du temps. Il a souvent des effets sur les personnes qui ont leur travail à coeur, qui s’y sentent engagées et qui s’en soucientFootnote 22. Parmi les symptômes les plus courants du traumatisme vicariant, citons des sensations d’engourdissement ou d’hyperexcitation, des difficultés à gérer ses émotions, à prendre les bonnes décisions et à gérer les limites entre soi-même et autrui. Par conséquent, lorsqu’un professionnel victime d’un traumatisme vicariant est aux prises avec une affaire particulièrement atroce, il peut ne pas être au fait que sa capacité à prendre une décision a été compromise. Il peut aussi avoir une vision étroite (de manière inconsciente) pour composer avec la situation en s’employant à attraper l’accusé et à le mettre derrière les barreaux au lieu d’examiner objectivement toute l’information disponible en l’espèce.

En règle générale, les recherches sur le traumatisme vicariant se sont principalement concentrées sur les travailleurs sociaux, les psychologues et les intervenants de première ligne. En fait, bon nombre de services de police à l’échelle nationale reconnaissent dans quelle mesure cette question affecte leurs agents et sont dotés de programmes de soutien. Certaines provinces comme la Saskatchewan, l’Alberta, le Manitoba, l’Ontario, la Colombie-Britannique et le Yukon ont en outre mis en place divers types de programmes de soutien aux jurés exposés à de l’information traumatisante dans le cadre d’une instructionFootnote 23. À l’échelle fédérale, le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes a effectué une étude sur le counseling et les autres services de santé mentale offerts aux jurés qui a révélé que les témoins d’un évènement traumatisant ou d’une conversation détaillée à cet égard peuvent par la suite être diagnostiqués comme souffrant du trouble de stress post-traumatique (TSPT) et du traumatisme vicariant. Le rapport a recommandé que le ministère fédéral de la Justice encourage les provinces et les territoires à offrir des services de soutien psychologique ainsi que des programmes de counseling à tous les jurés après la fin de leurs obligations en cette qualitéFootnote 24.

Malheureusement, la prestation de services de soutien aux procureurs et aux avocats spécialisés dans le droit de la famille en matière de santé mentale n’a pas été aussi constante, malgré une exposition continue et chronique à cette même documentation troublante. Toutefois, les choses commencent à évoluer, du fait d’une meilleure compréhension de la vulnérabilité de ces professionnels à ce genre de traumatisme. Les recherches ont révélé que le taux de traumatisme vicariant chez les avocats américains était près de cinq fois plus élevé que chez les autres professionnelsFootnote 25. En outre, une étude publiée dans le Pace Law Review a révélé que le taux de traumatisme vicariant chez les avocats aux prises avec des dossiers liés à des victimes de violence conjugale et à des accusés au criminel était beaucoup plus élevé que chez les travailleurs sociaux et les professionnels de la santé mentale. Cette différence serait due à l’importance de la charge de travail des juristes et au manque d’éducation concernant le traumatisme vicariant et ses effetsFootnote 26.

Les professionnels du système de justice n’ont pas à être victimes d’un traumatisme vicariant pour se livrer à des activités de corruption pour une noble cause ou faire l’objet d’une vision étroite. Toutefois, il va de soi que les personnes non diagnostiquées et traumatisées sont plus vulnérables à ses effets. Les procureurs de la Couronne qui ne comprennent pas véritablement en quoi consiste le traumatisme vicariant et dans quelle mesure il se répercute sur leur travail peuvent ne pas être en mesure de reconnaître ses effets néfastes sur l’analyse d’un dossier ou la prise de décisions. Offrir une formation plus poussée dans ce domaine et s’assurer de mieux gérer la charge de travail des procureurs de la Couronne pourraient permettre de mieux se prémunir contre le spectre de la corruption pour une noble cause et de la vision étroite en matière pénale.

IV. Commentaires formulés par les tribunaux au sujet de la vision étroite depuis le Rapport de 2011

Un examen des commentaires formulés par les tribunaux canadiens sur la vision étroite (depuis 2011) suggère que c’est relativement à la qualité de l’enquête menée par la police en matière criminelle que ce sujet est le plus souvent soulevé par les avocats de la défense. Voici des exemples de causes qui illustrent ces commentaires :

a) R. c. Iskander, 2017 ABPC 191Footnote 27

Cette affaire portait sur des allégations d’agression sexuelle et était assujettie à une interdiction de publication. Elle a donné lieu à un arrêt des procédures. Le tribunal a formulé quelques commentaires au sujet du détective principal chargé de l’enquête, qui selon lui, avait eu en l’occurrence une vision étroite.

[Traduction] L’enquêteur a-t-il fait preuve d’une « vision étroite » (« le fait de concentrer tous ses efforts sur une théorie d’enquête particulière qu’on applique de façon excessivement restreinte »?)

[80] Traduction] Je réponds par l’affirmative. La question en jeu dans l’affaire Morin était l’identité de l’agresseur. En l’espèce, il fallait déterminer si les actes prétendument perpétrés par l’accusé avaient réellement eu lieu. [L’enquêteur] a clairement estimé que c’était le cas et a concentré tous ses efforts sur le fondement de ses croyances.

[92] [Traduction] Voici ce que [l’enquêteur] a par la suite déclaré : [Traduction] « Compte tenu des témoignages à ce jour, la communauté religieuse est grandement divisée et [l’accusé] continuerait de lui fournir de faux renseignements au sujet des victimes et de leurs familles. »

[93] [Traduction] Quand on lui a demandé au cours de l’instruction, ce qu’il entendait par « les faux renseignements fournis à la communauté par l’accusé » [l’enquêteur] a reconnu qu’il avait entendu des témoins dire que l’accusé clamait son innocence à l’égard des accusations portées contre lui.

[94] [Traduction] Aucune autre preuve parmi les témoignages ni parmi les 27 pièces documentaires présentées au cours de cette instruction ne démontre probablement plus clairement que ces commentaires le fait que [l’enquêteur], même s’il « avait connaissance de la présomption d’innocence », avait une vision étroite.

b) R. c. Fries, 2017 MBCA 58Footnote 28

L’appel concernait une déclaration de culpabilité pour un meurtre au deuxième degré. L’accusé a soutenu que le verdict était déraisonnable, étant donné que l’absence de preuve permettait d’inférer que quelqu’un d’autre pouvait être l’auteur du meurtre. L’appel a été rejeté par la Cour d’appel du Manitoba :

[11] [Traduction] Même si l’accusé n’a pas témoigné, il a invoqué comme défense (par l’intermédiaire de son avocat), le fait que quelqu’un d’autre avait poignardé à mort la victime après l’éclatement d’une dispute. Il a ajouté que les agents de police avaient eu une vision étroite dans le cadre de leur enquête, étant donné qu’ils avaient uniquement ciblé l’accusé, compte tenu du fait qu’ils n’avaient pas effectué une analyse génétique de toutes les pièces saisies.

[16] [Traduction] Qui plus est, la contestation de la pertinence et de l’objectivité de l’enquête de la police ne repose que sur des spéculations, compte tenu du dossier. De manière générale, il ne fait aucun doute que des avocats de la défense compétents veilleront vigoureusement à ce que de tous les éléments de preuve fassent l’objet d’une analyse criminalistique, s’ils soupçonnent réellement que les agents de police avaient une vision étroite dans le cadre de l’enquête, car les résultats pourraient exonérer un accusé. Tout avocat de la défense qui agirait autrement pourrait risquer une condamnation injustifiée de son client.

[17] [Traduction] On voit mal comment en l’espèce, les agents de police auraient eu une vision étroite, alors que l’agente chargée des pièces à conviction a indiqué dans son témoignage que si l’avocat de la défense avait demandé que le laboratoire de la GRC examine une certaine pièce saisie aux fins d’analyse criminalistique, elle ne voyait aucune raison pour laquelle le service de police de Winnipeg n’aurait pas présenté une telle demande à ce laboratoire. En outre, aux termes de l’article 605 du Code, un accusé peut obtenir la garde de toute pièce saisie par la police aux fins d’analyse scientifique indépendante dans le cas où les services de police n’auraient pas pu ou voulu agir dans ce sens ou si l’avocat de la défense n’avait souhaité que la police ne participe d’aucune manière au processus d’analyse. Il importe de souligner qu’aux fins de cet appel, le procureur en appel ne laisse nullement entendre que l’avocat de la défense était incompétent pour n’avoir pas veillé à ce qu’on effectue une analyse criminalistique des pièces recueillies dans le cadre de l’enquête n’ayant pas été retenues et envoyées au laboratoire de la GRC aux fins d’une telle analyse par les enquêteurs.

c) R. c. Richards, 2015 ABQB 617Footnote 29

L’affaire portait sur deux accusés inculpés d’homicide involontaire et d’enlèvement. L’avocat de la défense a fait valoir que l’enquête de la police était viciée en raison d’une vision étroite.

[373] [Traduction] Après avoir examiné soigneusement l’ensemble des éléments de preuve et porté une attention particulière au processus d’enquête indiqué par [l’enquêteur] dans son témoignage, dans le cadre tant de l’interrogatoire principal que du contre-interrogatoire, le tribunal a rejeté l’argument des accusés voulant que l’enquête ait été viciée en raison d’une vision étroite.

[374] [Traduction] Le tribunal a relevé le témoignage du [détective] mentionné précédemment. Même si plusieurs pistes indiquaient que le Service de police de Calgary n’avait pas affecté toutes les ressources nécessaires à l’affaire, le tribunal ne peut conclure que l’enquête était viciée en raison d’une vision étroite.

[402] [Traduction] Dans R. c. Zoraik, 2010 BCPC 472 (CanLII); déclaration de culpabilité confirmée en appel : 2012 BCCA 283 (CanLII); the Court discussed the interplay between tunnel vision and the Crown’s burden, stating, at para 81: le tribunal a examiné l’interaction entre la vision étroite et le fardeau de la Couronne, indiquant au paragraphe 81 ce qui suit :

[Traduction] Il importe de ne pas perdre de vue ce qui est en jeu lorsque la défense invoque la vision étroite relativement à l’enquête de police. Le procès ne porte pas sur l’enquête policière. Et les décisions stratégiques prises par les policiers ne devraient pas non plus faire immédiatement l’objet d’une analyse a posteriori. Il importe avant tout de déterminer si le fait que l’enquête de la police n’ait pas permis de dresser un tableau complet et convaincant des évènements a donné lieu à un doute raisonnable. Le fait que la vision étroite ait donné lieu à une enquête incomplète peut présenter un certain intérêt. Mais il n’en reste pas moins qu’il faut déterminer si la preuve produite est suffisante pour satisfaire au fardeau de la preuve. C’est ce sur quoi il faudrait se concentrer, ni plus ni moins.

[403] [Traduction] L’avocat de la défense a allégué que l’enquête de la police comportait de nombreuses lacunes. Le tribunal a conclu que les allégations de vision étroite dans le processus d’enquête étaient sans fondement. Le mode et la méthode d’enquête utilisés, comme l’ont indiqué [l’enquêteur] et d’autres agents de police, ne suggèrent nullement que des renseignements pertinents aient été écartés ou supprimés.

d) R. c. Caron, 2014 BCCA 111Footnote 30

Il s’agissait d’un appel concernant un accusé inculpé d’agression sexuelle, de séquestration, de profération de menaces de mort et de lésions corporelles, l’affaire faisant également l’objet d’une interdiction de publication. Au procès, la question centrale portait sur l’identification de l’agresseur. Le tribunal a également examiné et rejeté la possibilité d’une vision étroite dans le cadre de l’enquête. La déclaration de culpabilité a été confirmée.

[35] [Traduction] Enfin, M. Caron soutient que le juge au procès n’a pas soulevé la question du caractère adéquat de l’enquête de police ou de la vision étroite des enquêteurs. Il souligne le fait que les agents de police n’ont pas cherché à identifier un homme à la clinique médicale et n’ont pas tenu compte de deux autres suspects, dont l’un aurait pu correspondre à la description faite par la plaignante de l’agresseur. En outre, il fait valoir que la parade-photos était injuste, car elle ne comprenait que des plans du visage d’hommes aux cheveux foncés ne portant pas de lunettes. Qui plus est, les agents de police n’ont recherché qu’un camion Ford Ranger local de couleur bleue, alors que c’était le week-end de la fête du Canada et qu’il y avait de nombreux touristes dans la région. En outre, l’enquête n’a aucunement tenu compte de la singularité du type de dessin de la semelle ou encore de l’empreinte de pied nu sur le parebrise.

[50] [Traduction] Le dernier argument évoqué par M. Caron porte sur la nature de l’enquête de police. Il soutient que la preuve relative aux empreintes de chaussure était compromise par la « vision étroite » des enquêteurs, ce qui, combiné aux arguments mentionnés précédemment, établissait le caractère déraisonnable du verdict.

[51] [Traduction] Pour établir qu’une enquête est viciée en raison d’une « vision étroite », il faut déterminer si l’accusé a été limité dans sa capacité de se prévaloir d’une défense pleine et entière, notamment si la Couronne n’a pas respecté ses obligations de divulgation ou si les agents de police, de façon négligente ou délibérée, n’ont pas tenu compte de la preuve selon laquelle l’infraction aurait pu être perpétrée par toute personne autre que l’accusé : R. c. Wilkinson, 2010 BCCA 316 (CanLII) au paragr. 40.

e) R. c. Chapman, 2013 BCPC 232Footnote 31

Cette affaire porte sur une allégation d’agression physique contre un jeune enfant (L.M.) âgé de trois ans. L’inculpé a été acquitté. Dans les motifs du jugement, le tribunal formule certains commentaires sur la vision étroite et la défense des droits des victimes.

[27] [Traduction] Je reconnais la grande inquiétude ainsi que le degré d’implication des membres de la famille immédiate et élargie de L.M. qui, pour la plupart, étaient présents lors des nombreuses journées d’audience. Il ne fait aucun doute que les émotions sont vives. Au vu de mes observations susmentionnées au sujet des témoignages des membres de la famille, il est clair que ceux-ci se sont déjà fait une idée quant à la culpabilité de M. Chapman et qu’ils souhaitent obtenir une déclaration de culpabilité. Le fait que les émotions soient vives est très compréhensible lorsqu’une famille très unie pense que l’un de ses membres, plus jeune et vulnérable, a été maltraité par un adulte. Ce genre d’émotions peut amener des personnes à avoir ce que l’on appelle une « vision étroite ».

[28] [Traduction] On entend par vision étroite le fait de se convaincre de la véracité d’une théorie et de se concentrer uniquement sur la preuve compatible avec cette théorie et d’écarter celle qui ne l’est pas. Les membres d’une famille qui sont préoccupés et engagés sur le plan émotionnel peuvent avoir une vision étroite. Mais il y a eu au Canada plusieurs affaires regrettables hautement médiatisées où il a été par la suite été établi que l’accusé avait fait l’objet d’une condamnation injustifiée en raison d’une vision étroite des professionnels du système de justice. Je m’empresse d’ajouter que rien ne prouve que les agents de police et les procureurs de la Couronne avaient une vision étroite et qu’il était pertinent de porter cette affaire devant les tribunaux. Mes propos s’adressent aux membres de la famille et visent à souligner qu’il appartient au juge du procès de prendre en considération tous les éléments de preuve admissibles pour déterminer si la culpabilité est établie hors de tout doute raisonnable.

f) Auclair c. R., 2011 QCCS 2661Footnote 32

Cette affaire (mégadossier) concernait un groupe de 155 personnes présumées membres des Hells Angels. Les requérants sollicitaient l’arrêt des procédures pour poursuites abusives ou l’annulation de la mise en accusation directe. L’intimée, en l’espèce, était le Directeur des poursuites criminelles et pénales. Les commentaires formulés par la Cour sur la vision étroite sont tout aussi exhaustifs qu’instructifs.

Perte d’objectivité - adoption d’une vision étroite

[64] Les requérants argumentent que l’intimée, avant même d’analyser la preuve, a adopté la théorie des policiers. L’adoption de cette idée préconçue a eu comme conséquence la perte d’objectivité chez la poursuivante. Le danger d’adhérer à une vision étroite a été décrit dans le chapitre 4 duRapportsur la prévention des erreurs judiciaires, préparé par le Comité F-P-T. des chefs des poursuites pénales fédérales :

Une opinion préconçue (un concept aussi appelé « vision étroite des choses d’enquête ou de poursuite particulière qu’on applique de façon excessivement restreinte, ce qui a pour effet de fausser l’évaluation de l’information reçue et sa propre conduite en réponse à cette information. » L’opinion préconçue et son dérivé pernicieux, la « corruption pour une noble cause », sont l’antithèse des rôles convenables que doivent jouer les agents de police et les procureurs de la Couronne. Il a pourtant été dit que les opinions préconçues constituent la principale cause de condamnation injustifiée au Canada et ailleurs.

[65] L’adoption d’une idée préconçue dans ce dossier, selon les requérants, est prouvée par la collaboration étroite entre policiers et procureurs durant l’enquête; par l’utilisation d’une théorie juridique se rapportant à la responsabilité criminelle qui n’a aucun appui dans la littérature ou la jurisprudence; par l’abandon du rôle traditionnel des procureurs pour en assumer un d’enquêteur, telles qu’en font foi les heures de rencontres avec certains témoins spéciaux; par l’absence d’un sens critique et par des arrestations prématurées.

[66] Après l’étude de la preuve, la Cour conclut que les requérants n’ont pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, soit que l’intimée a adopté une idée préconçue ou a manqué à son devoir d’objectivité. Regardons les éléments avancés par les requérants.

[67] On se plaint de l’étroite collaboration entre policiers et procureurs, allant même jusqu’à partager les mêmes locaux pendant des mois avant les arrestations. La preuve a certainement démontré que c’était vrai, mais la Cour conclut que cette réalité était compréhensible compte tenu de l’ampleur du dossier. Les différentes études qui ont été produites par les requérants sont unanimes pour reconnaître que lorsqu’il est question de mégaenquêtes/ mégaprocès, il est essentiel qu’il y ait une complicité accrue entre les enquêteurs et les procureurs.

[68] Les requérants ont échoué dans leur tentative de démontrer que les procureurs sont allés au-delà de seulement fournir des avis juridiques aux forces de l’ordre pour franchement mener les enquêtes. La Cour souligne à ce moment que les procureurs des requérants ont maintes fois répété durant l’audition de la requête qu’ils ne mettaient pas en doute la bonne foi des substituts du Directeur. Il y a absence de preuve pour supporter l’inférence que les procureurs de l’intimée ont abandonné leur rôle traditionnel pour en assumer un d’enquêteur.

[69] Les policiers qui ont été entendus comme témoins étaient unanimes : les substituts n’ont jamais dirigé l’enquête parce que ce n’était pas leur rôle; ils ont seulement décidé des accusations à porter et contre qui; ces décisions se prenaient après des jours de réunion entre procureurs.

[70] Compte tenu de l’ampleur du dossier et du rôle important attribué aux témoins spéciaux, il n’est pas surprenant que certains aient rencontré des procureurs durant des heures avant la mise en accusation. Les requérants concèdent qu’il était légitime que les procureurs déterminent si les témoins spéciaux, et surtout Boulanger, étaient crédibles et fiables à leurs yeux. De plus, dans l’opinion de la Cour, compte tenu de la période de temps couverte par les chefs d’accusation et le nombre potentiel d’accusés, il est compréhensible et acceptable que les procureurs voulaient passer ces faits en revue avec le témoin potentiel. Que cette révision se solde par des demandes de compléments d’enquête n’est ni surprenant ni déraisonnable.

V. Réduire le risque de la vision étroite

Même si bon nombre de pressions institutionnelles au sein du système de justice peuvent exacerber la vision étroite, il existe plusieurs stratégies d’atténuation du risque en cette matière ainsi que des facteurs de protection qui peuvent être utiles pour se prémunir contre cet effet insidieux. On examinera certains de ces éléments ci-après.

a) Méthodologie et formation des agents de police sur la gestion des cas graves

Le modèle de gestion des cas graves (GCG) a été élaboré en 1994 par le Collège canadien de police. Il a été peaufiné au fil du temps et est devenu depuis une « pratique exemplaire » acceptée de gestion des enquêtes gravesFootnote 33. La méthode GCG est utilisée par des organismes, comme la GRC et le service de police de Vancouver, et a été fort bien accueillie par la magistrature. Dans son rapport « Bernardo Investigation ReviewFootnote 34 », le juge Archie Campbell encourage expressément les agents de police à suivre une formation sur la GCG, dans la mesure où cela leur fournit un cadre solide sur lequel les enquêteurs peuvent se reposer en vue de surmonter les obstacles innombrables liés aux enquêtes sur les incidents majeurs. L’application appropriée des neuf principes liés à la GCG peut prévenir la vision étroite dès le début d’une enquête en faisant en sorte qu’elle soit menée de manière professionnelle, stratégique et déontologique. La Colombie-Britannique est dotée d’un processus d’accréditation de la gestion des cas graves (chef d’équipe), et les employés choisis pour diriger des enquêtes majeures sont en principe des chefs d’équipe accrédités.

Le fait d’offrir une formation de qualité aux policiers joue un rôle important à l’égard de la prévention de la vision étroite dans le système de justice. Même si bon nombre d’organismes, notamment la GRC, n’offrent aucune formation sur les condamnations injustifiées, un grand nombre de séances de formation sur les techniques d’enquête abordent des sujets connexes, comme la vision étroite. Qui plus est, la formation sur la GCG résumée ci-dessus, examine la question des enquêtes infructueuses, notamment celles qui ont donné lieu à des condamnations injustifiées. Son approche systématique ainsi que l’accent mis sur l’utilisation de pratiques exemplaires et la prise de décisions conforme à l’éthique se prêtent bien à la prévention des condamnations injustifiées. Le chapitre 7 de ceRapportsouligne les résultats d’un sondage récent sur la formation des agents de police et des procureurs à l’échelle nationale relativement aux condamnations injustifiées, plus particulièrement quant à la vision étroite. Même si tous les services de police ayant répondu au sondage ont indiqué avoir reçu de la formation sur la vision étroite, seulement la moitié des instituts de formation policière participants ont déclaré dispenser de la formation qui aborde la vision étroite, laissant ainsi entendre que la formation se donne au sein des services de police plutôt qu’au sein des instituts de formation policière à l’échelle provinciale. En ce qui concerne la formation des procureurs de la Couronne, soixante-quinze pour cent des services de poursuite ayant répondu au sondage ont indiqué offrir de la formation sur la vision étroite.

b) Liste de vérification aux fins de l’évaluation du risque de condamnations injustifiées

L’Association internationale des chefs de policeFootnote 35 a élaboré une liste de vérification en vue d’aider les enquêteurs à définir les « signaux d’alerte » dans leurs dossiers :

L’Île-du-Prince-ÉdouardFootnote 36 a élaboré un guide à l’intention des procureurs afin de les aider à évaluer de manière critique la solidité de leur dossier. Voici les questions qui y figurent :

  1. Y a-t-il des motifs de croire que certains éléments de preuve sont susceptibles d’être écartés?
  2. Si l’affaire repose en partie sur les aveux de l’accusé, y a-t-il des motifs de croire qu’ils sont de fiabilité douteuse en raison de l’âge, de l’intelligence ou de la compréhension apparente de celui-ci?
  3. Semble-t-il que le témoin exagère, que sa mémoire fasse défaut, qu’il soit hostile ou amical envers l’accusé ou encore qu’il ne soit pas fiable?
  4. Un témoin a-t-il un motif de cacher une partie de la vérité?
  5. Y a-t-il des questions que la défense pourrait à juste titre poser à un témoin en vue de mettre sa crédibilité en cause?
  6. Selon les indicateurs objectifs, quelle impression le témoin est-il susceptible de donner?
  7. De quelle manière le témoin est-il susceptible de se comporter au cours du contre-interrogatoire?
  8. S’il y a conflit entre les témoins oculaires, cela va-t-il au-delà de ce que à quoi l’on peut s’attendre et donc y a-t-il une possibilité d’affaiblir sensiblement le dossier?
  9. S’il n’y a pas de conflit entre les témoins oculaires, des éléments permettent-ils de croire qu’on aurait fabriqué une fausse histoire?
  10. Tous les témoins nécessaires sont-ils compétents pour déposer un témoignage?
  11. Lorsqu’il y a des témoins enfants, sont-ils susceptibles de déposer un témoignage sous serment ou fondé sur la promesse de dire la vérité?
  12. Si l’identité est susceptible d’être un enjeu, dans quelle mesure le témoignage de ceux qui sont censés identifier l’accusé est-il convaincant et fiable?
  13. Si au moins deux accusés sont inculpés ensemble, y a-t-il une probabilité raisonnable de séparation de procédure? Dans l’affirmative, y a-t-il suffisamment d’éléments de preuve contre chacun des accusés, si l’on en venait à ordonner des procès séparés?

Une liste de vérification ou un guide visant à évaluer le risque de condamnations injustifiées est un outil pratique qui permet d’éviter la vision étroite par l’examen impartial des causes.

c) Indépendance et service des poursuites

Même si la pression publique a été considérée comme un facteur susceptible d’inciter à une vision étroite dans une affaire criminelle, le principe de l’indépendance du poursuivant est un principe fondamental de notre système juridique et peut servir de garde-fou contre des prises de décisions qui peuvent être populaires, mais erronées, qui laissent beaucoup à désirer. Afin d’éviter des condamnations injustifiées, les procureurs doivent être objectifs, impartiaux et non partisans quant à leurs prises de décision. Ils ne peuvent pas être influencés par l’opinion publique ni être contraints par des représentants du gouvernement à prendre des décisions rapides, au risque comme le démontre l’histoire, d’engendrer une vision étroite et des condamnations injustifiées.

On s’attend à ce que les services de poursuite à l’échelle nationale fonctionnent indépendamment des préoccupations partisanes et cet objectif a été atteint de deux manières : par voie législative ou par convention. La Nouvelle-Écosse, la Colombie- Britannique, le Québec ainsi que le Service des poursuites pénales du Canada ont tous des services de poursuite légalement indépendants. La responsabilité liée aux poursuites pénales appartient désormais à un directeur du service des poursuites qui est nommé et non plus au procureur général élu. On peut faire valoir que cette mesure réduit les pressions politiques exercées sur le procureur général et le ministre de la Justice et protège le pouvoir discrétionnaire de la poursuite. La Nouvelle-Écosse est le plus ancien des services de poursuite légalement indépendants. Il a sollicité son indépendance à la suite d’une enquête sur les condamnations injustifiées et de l’incarcération de Donald Marshall fils, dont le dossier comprenait des éléments de vision étroite. Depuis, le Service des poursuites de la Nouvelle-Écosse a fait l’objet d’au moins trois examens, qui ont tous appuyé l’indépendance législative. Dans le cadre du troisième examen, connu sous le nom de « Westray Prosecution Review », l’indépendance du Service a sérieusement été mise à l’épreuve après que la Couronne a décidé de ne pas intenter de poursuites contre les exploitants de la mine Westray où s’est produite en 1992 une explosion ayant causé la mort de 26 mineurs et provoqué l’indignation du public. L’examen a conclu que [Traduction] « la décision d’arrêter les poursuites reposait sur un examen de facteurs appropriésFootnote 37

En ce qui concerne les autres services de poursuite à l’échelle nationale, ils conservent leur indépendance par convention, c.-à-d. que les ministres de la Justice ainsi que les procureurs généraux n’interviennent pas dans les poursuites, même s’ils ont le pouvoir de le faire. Toutefois, le procureur général, comme les procureurs de la Couronne, a également une obligation constitutionnelle d’agir indépendamment de toutes considérations partisanes et tout autre motif indu. Ce principe a été récemment mis à nouveau en exergue dans la décision de la Cour suprême du Canada rendue en 2016 dans R. c CawthorneFootnote 38 :

[32] « À l’instar du procureur général ou des autres fonctionnaires exerçant une fonction de poursuivant, le ministre a droit au bénéfice d’une forte présomption qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites indépendamment de toute considération partisane. Le simple fait que le ministre est membre du Cabinet n’écarte pas cette présomption. En effet, la loi présume que le procureur général — lui aussi membre du Cabinet — peut faire abstraction des obligations partisanes et en fait abstraction dans l’exercice de ses responsabilités de poursuivant. Il n’y a aucune raison impérieuse de traiter le ministre différemment à cet égard. »

Par conséquent, qu’ils soient légalement indépendants ou indépendants par convention, on s’attend à ce que les procureurs du Canada prennent leurs décisions d’une manière objective et professionnelle, qu’ils ne soient pas influencés par des pressions publiques ou tout autre facteur n’ayant rien à voir avec l’affaire. Le principe visant l’indépendance et l’objectivité du poursuivant est l’un des garde-fous les plus sûrs contre la vision étroite dans le système. Il doit être appuyé et confirmé en tout temps, en particulier par [Traduction] « ceux responsables des activités quotidiennes du système de justice pénale et de la réputation publique dont il jouitFootnote 39

d) Consultations et collaboration préinculpatoires

Une collaboration étroite et une communication ouverte entre les procureurs de la Couronne et les agents de police aux premiers stades d’une affaire sont un autre moyen d’atténuer le risque de vision étroite pour les deux parties. Même s’il est important pour les agents de police et les procureurs de la Couronne de jouer des rôles distincts dans le système de justice pénale, il est tout aussi important qu’ils collaborent (communication des renseignements), tant que les éléments de preuve d’une affaire sont encore « frais » et que d’autres théories et suspects seront encore pris rigoureusement en compte. Même si les experts en vision étroite comme MacFarlane mettent en garde contre le flou de la ligne de démarcation entre les agents de police et les procureurs de la Couronne, des discussions ainsi que des consultations précoces concernant un dossier, n’impliquent pas nécessairement une perte d’objectivité si les deux participants gardent un esprit ouvert. Qui plus est, les cas comme R. c. Ahluwahlia prouvent que même si les procureurs comptent sur les agents de police pour amener à une enquête, les tribunaux s’attendent à ce qu’ils talonnent les enquêteurs en vue de s’assurer que les deux parties n’aient pas une vision étroiteFootnote 40.

Le niveau escompté de consultation et de collaboration préinculpatoires varie de manière importante entre les organismes d’application de la loi et les divers services de poursuite à l’échelle nationale. Il importe de souligner que la Colombie- Britannique, le Nouveau-Brunswick et le Québec s’en tiennent à un système préinculpatoire qui nécessite l’examen et l’approbation des accusations par un procureur avant le dépôt d’une dénonciation par les services de police. Dans ces provinces, le procureur qui recommande et approuve les accusations portées n’est parfois pas le même que celui assigné à la poursuite de l’affaire. (Au Québec, ce processus n’est possible que dans les grands centres et ne constitue pas la norme). Cette séparation apporte un éclairage nouveau au dossier et permet de mieux se prémunir contre la vision étroite.

Les autres provinces et territoires s’en tiennent à un système postinculpatoire qui ne nécessite pas de consultations avant le dépôt des accusations. Toutefois, dans bon nombre de ces provinces, les services de poursuite ont établi des liens étroits avec leurs homologues du maintien de l’ordre. De plus, il n’est pas rare au cours de l’étape de l’enquête, que ces deux groupes communiquent et collaborent. Par exemple l’Alberta s’est dotée de protocoles sur la consultation préinculpatoire avec tous les services de police dans l’ensemble de la province en vue de garantir une consultation dans les affaires graves portant sur des crimes violents et dans lesquelles les exigences en matière de preuve sont complexes ou les mandats de perquisition sont compliqués. Il s’agit d’un autre moyen de favoriser une approche organisée et collaborative dans le cadre de l’examen des éléments de preuve d’une affaire, sans néanmoins changer fondamentalement la dynamique entre les services de police et les procureurs.

e) Position de l’avocat du diable

On enseigne aux procureurs de la Couronne à avoir un esprit contradictoire, facteur qui permet de se prémunir contre la vision étroite. Toutefois, lorsque les pressions et le stress professionnel s’accumulent, même le plus indépendant des procureurs peut en être victime. Il faut donc faire de l’esprit critique un processus plus officiel dans les bureaux de la Couronne en adoptant une position « contraire » et en se faisant « l’avocat du diable ». Le rôle de l’avocat du diable serait de passer en revue les dossiers d’envergure de façon indépendante, sans consulter les personnes chargées de la poursuite. Il examinerait non seulement le dossier en partant intentionnellement du principe que l’accusé est innocent, mais également les éléments de preuve en vue de réfuter ceux de la théorie avancée. Cette position permet : 1) d’empêcher l’avocat du diable de renforcer la théorie de la cause avancée par les procureurs et les enquêteurs grâce à la communication directe et 2) de lutter contre les pressions institutionnelles auxquelles les procureurs de la Couronne font face en leur faisant assumer un rôle particulier ne tenant pas compte des attentes des victimes, du public et de leurs collègues.

Cette position n’a rien de nouveau et a été déjà été discutée dans les commissions hautement médiatisées au Canada, comme la Commission MorinFootnote 41. De plus, avoir un esprit contradictoire est une composante des notions du modèle de gestion des cas graves enseignées par le Collège canadien de police et ce principe a été utilisé avec succès par les services de police en vue de se prémunir contre la vision étroite et les « conclusions prématurées dans le cadre de l’enquêteFootnote 42

VI. Vision étroite dans les politiques en matière de poursuite

Certains services de poursuite dans l’ensemble du pays abordent expressément la question de la vision étroite dans leurs lignes directrices à l’intention des procureurs de la Couronne. Les voici ainsi que les directives à ce sujet :


Service des poursuites

Service des poursuites pénales du Canada (notamment le Nunavut, le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest)

Ligne directrice

Prévention des condamnations injustifiéesFootnote 43

Renvoi à la vision étroite

Section entière sur la vision étroite (opinions préconçues). On encourage les procureurs de la Couronne à exercer la fonction de gardien et à évaluer de manière critique tous les éléments de preuve, à obtenir un deuxième avis et à créer un environnement de travail propice aux questions, aux consultations et aux discussions franches. On y indique que le mentorat est un outil important permettant de comprendre le rôle et l’indépendance du procureur de la Couronne.


Service des poursuites

Alberta

Ligne directrice

Décision d’intenter des poursuitesFootnote 44

Renvoi à la vision étroite

Souligne l’importance de solliciter des procureurs qui ne sont pas aux prises avec une affaire, une deuxième opinion en vue de prévenir la vision étroite.


Service des poursuites

Terre-Neuve-et-Labrador

Ligne directrice

Duties and Responsibilities of Crown AttorneysFootnote 45 (Obligations et responsabilités des procureurs de la Couronne)

Renvoi à la vision étroite

Dans la politique, on indique que le procureur de la Couronne a une obligation d’agir avec équité et de sembler équitable. Il doit donc se prémunir contre la vision étroite et une plaidoirie « trop zélée » ou « excessive ». Il doit également rester ouvert à d’autres théories avancées par la défense et se protéger contre des influences partisanes.


Service des poursuites

Île-du-Prince Édouard

Ligne directrice

Guidebook of Policies and Procedures for the Conduct of Criminal Prosecutions In Prince Edward IslandFootnote 46 (Guide des politiques et des procédures de conduite des poursuites pénales dans l’Île-du-Prince Édouard)

Renvoi à la vision étroite

Demande aux procureurs de la Couronne de se protéger contre une « vision étroite » (communications étroites avec les organismes d’enquête, les collègues et les victimes).


D’autres services de poursuite, notamment de la British ColumbiaFootnote 47, de la SaskatchewanFootnote 48, du ManitobaFootnote 49, de l'OntarioFootnote 50 et de la Nova ScotiaFootnote 51 se sont dotés de lignes directrices qui définissent le rôle du poursuivant dans le système de justice et l’importance d’être indépendant, objectif, impartial, à l’abri d’influences extérieures et modéré (approche). Le QuebecFootnote 52 propose une directive à l’intention des procureurs exigeant d’eux qu’ils gardent un esprit ouvert et réexaminent constamment les nouveaux éléments de preuve si des poursuites sont engagées. La politique du New Brunswick’sFootnote 53 intitulée Legal Advice to Police met en garde les procureurs de la Couronne contre le fait de trop s’engager dans une enquête de peur de perdre leur objectivité. Pour éviter la vision étroite, les procureurs se doivent d’être soucieux de leurs obligations et de comprendre leur rôle dans le système de justice pénale.

VII. Recommandations mises à jour

Les Rapports de 2005 et de 2011 ont formulé huit recommandations susceptibles de réduire le risque de vision étroite pour les organismes d’application de la loi et les services de poursuite de la Couronne. Les voici :

  1. Les politiques de la Couronne au sujet du rôle du procureur de la Couronne devraient mettre l’accent sur le rôle quasi judiciaire de la poursuite et sur le danger adopter les points de vue ou de partager l’enthousiasme d’autres intervenants. Il faudrait que les politiques soulignent aussi que les procureurs de la Couronne devraient être ouverts aux autres théories que mettent de l’avant les avocats de la défense et d’autres parties crédibles.
  2. Dans la mesure où les réalités géographiques et les ressources le permettent, les administrations devraient envisager de mettre en oeuvre une pratique exemplaire voulant qu’un procureur qui a joué un grand rôle avant le dépôt des accusations soit remplacé par un autre pour assurer la prise en charge du dossier après la mise en accusation.
  3. Dans les administrations où l’on n’effectue aucune analyse initiale avant la mise en accusation, les procureurs de la Couronne devraient examiner le plus tôt possible l’accusation portée et procéder à des évaluations critiques de façon continue.
  4. Dans toutes les régions, l’avis d’un deuxième spécialiste et un processus de révision des cas devraient être disponibles.
  5. Les mécanismes organisationnels internes de reddition de comptes devraient être clairement définis et bien compris. Les poursuivants doivent connaître leur rôle dans chaque poursuite ainsi que le rôle de tous leurs superviseurs.
  6. Les bureaux de la Couronne devraient promouvoir une culture professionnelle favorable à la discussion et à l’esprit contradictoire.
  7. Les organismes d’application de la loi et les poursuivants jouent des rôles complémentaires dans le processus pénal. Ils jouissent tous deux d’une indépendance institutionnelle dans leur travail respectif, ce qui n’empêche pas la collaboration et l’entraide afin que justice soit rendue.
  8. Il faudrait mettre en oeuvre une formation à l’intention des procureurs et des agents de police sur la prévalence et la prévention de la vision étroite. Les procureurs et les agents de police devraient bien comprendre leurs rôles respectifs dans le système de justice pénale.

De plus, le sous-comité propose les nouvelles mesures suivantes :

  1. Il faudrait fournir aux procureurs de la Couronne des renseignements sur le traumatisme vicariant. Ceux-ci devraient en connaitre les symptômes et comprendre la manière dont cela influe sur le processus de prise de décisions. Ceux qui en souffrent devraient recevoir les services de soutien appropriés.
  2. Lorsque les ressources le permettent, les services de poursuite devraient envisager d’officialiser la position « de l’avocat du diable » au sein des bureaux et des équipes de poursuite de la Couronne.
  3. Il faudrait que les membres du Sous-comité fédéral, provincial et territorial des chefs des poursuites pénales sur la prévention des erreurs judiciaires élaborent des outils et des lignes directrices aux fins d’évaluation des cas pour prévenir les erreurs judiciaires qu’ils soumettront aux services de poursuite à l’échelle nationale.
  4. Les services de police et de poursuite devraient élaborer des lignes directrices et des politiques sur la « vision étroite » dans la mesure où ils ne s’en sont pas déjà dotés.
  5. Il faudrait encourager les services de police à continuer de favoriser l’offre de formation sur la GCG à ceux qui participent aux enquêtes de cas graves, dans la mesure où une telle formation traite tout particulièrement des causes des enquêtes infructueuses et propose des stratégies en vue de les réduire au minimum.
  6. Il faudrait encourager d’autres administrations à prendre en considération le processus d’accréditation (chef d’équipe - gestion des cas graves) de la Colombie-Britannique - méthode visant à veiller à ce que seuls les employés hautement qualifiés soient chargés de diriger des enquêtes d’envergure.

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